Introduction : apport de l’histoire et de la philosophie pour l’éducation en santé
1La construction d’une histoire qui travaille les préoccupations de santé et d’éducation est fondamentale pour mieux comprendre non seulement les enjeux d’hier et d’aujourd’hui sur la santé, mais également pour mieux appréhender les variations au cours des siècles des conceptions en santé des populations. Ce travail doit nous aider à dénouer un certain nombre d’incompréhensions et de méconnaissances sur nos sociétés, notamment sur ses savoirs médicaux et éducatifs. Ainsi, cette histoire est bien complémentaire de l’ensemble des recherches contemporaines en éducation et santé et participe à fournir des connaissances globales sur la santé et les liens avec l’éducation.
2Dans un premier temps, notre recherche en histoire est anthropologique, se situant au plus près des populations, pour mieux les comprendre et s’attacher à prendre en compte les différentes cultures de santé. Dans ce cas, le discours des acteurs nous intéresse et leurs perceptions de nouvelles connaissances et pratiques. Il s’agit non seulement d’étudier les populations de catégories sociales aisées, mais aussi celles bien souvent oubliées de la grande Histoire, parfois les plus reculées et démunies, souvent encore invisibles dans les archives (qui n’ont pas laissé de traces écrites).
3Les progrès dans la recherche anthropologique sur les origines de l’homme et le rôle central de la collaboration dans le développement des hominidés nous permettent de concevoir l’être humain d’une façon différente de celles énoncées dans les anthropologies marxistes, où la fabrication d’outils et le travail jouent un rôle central. La nôtre est une anthropologie influencée par les travaux de Max Scheler et les anthropologues actuels où la coopération et les soins des autres ont un rôle fondationnel [1][1]Nous considérons que le point de vue des biologistes et… (1).
4Dans un second temps, notre recherche en histoire est influencée par les travaux des philosophes, s’inspirant des travaux de Michel Foucault, de Georges Canguilhem, des philosophes actuels du care [2][2]Le care est un terme complexe comprenant plusieurs sens en… et contribuant à une archéologie des savoirs. Il faut procéder à de véritables fouilles et bien souvent à une reconstruction des savoirs. Mais ces savoirs doivent être articulés avec les comportements et en cela notre histoire est absolument une histoire des pratiques. Pour notre société, il n’a pas suffi d’inculquer de nouvelles connaissances aux populations, il a fallu également s’assurer de changements dans leurs habitudes. Nous devons donc procéder à une construction de l’archéologie des pratiques, mobilisant d’autres méthodes de recherche, pour mieux les appréhender. Il demeure de retrouver et de comprendre le décalage qui peut subsister entre les pratiques de santé et les savoirs sur la santé.
5Cette histoire couplée à une réflexion philosophique a une importance considérable dans les formations initiales et continues. Nous nous apercevons bien souvent que les enseignants, les professionnels de la santé, de l’éducation, du social ont un manque de connaissances historiques et philosophiques, qui pourtant pourraient pallier leurs incompréhensions et leurs préjugés en éducation à la santé. Ces disciplines ne sont pas déconnectées ni des formations, ni des problèmes actuels, ni de la pédagogie, au contraire elles s’en nourrissent et peuvent les nourrir à leur tour. Considerés traditionellement comme des enseignements de second niveau dans des programmes d’études universitaires comprenant des contenus anecdotiques qui embellissent nos formations universitaires et amusent nos étudiants, nous partons du principe que ce type d’enseignements devrait avoir une présence capitale dans tous les programmes d’études des professionnels de la santé, de l’éducation et du social dans la mesure où ils offrent l’opportunité de mieux comprendre le progrès scientfique et le développement de ses pratiques dans une perspective historique qui met en relief des questions épistémologiques et de psychologie sociale, permettant de tracer des nouvelles lignes d’innovation en matière de formation, mais aussi d’ingénierie et de politique de la santé.
6C’est avec un certain nombre de questions soulevées par notre époque que nous replongeons mieux dans les époques passées pour comprendre les continuités, les ruptures, les contradictions et les enjeux des différentes problématiques de santé.
7Ainsi, nous voulons repérer les grandes lignes de la considération de la santé au cours des siècles, les discuter et envisager leurs liens avec l’éducation. Nous associons pour le faire l’histoire et la philosophie dans ce que chaque discipline peut apporter à l’autre dans une meilleure compréhension de la complexité des éléments. Dans cet article, il est question de prendre l’éducation au sens large, de ne pas la réduire au système éducatif, mais de penser l’éducation comme une dynamique qui forme le citoyen et qui peut être partagée par plusieurs professionnels. De même, il n’est pas question de parler de la santé, dans sa seule composante de soin, mais davantage comme une ressource de la vie, au sens du texte de l’OMS de 1986 et d’interroger de quelle manière le rapport à la santé a évolué dans notre société. Nous étudierons donc cinq catégories de la santé : intuition, médicalisée, socialisée, globale, écologisée et nous suivrons l’évolution de l’éducation eu égard aux paradigmes [3][3]Le terme paradigme implique l’idée d’un modèle à suivre, où la… aboutissant à ces catégories.
Histoire et philosophie croisées
8Notre méthode rassemble des sources historiques pour mieux comprendre les conceptions des sociétés à l’égard de leur santé. Dans un premier temps, nous étudions des imprimés et des sources d’archives provenant des mondes médical, politique, sociétal, éducatif que nous confrontons entre elles. Ensuite, nous procédons à une analyse de ces documents et de ces archives en tenant compte des analyses philosophiques et en les confrontant à la philosophie. Suivant le travail de Georges Canguilhem « Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie » (10), notre propos est de faire une histoire de la santé basée sur une perspective épistémologique, c’est-à-dire, d’offrir une histoire sur les différentes façons de (conce)-voir la santé où les concepts de « rupture épistémologique » sont engagés. Avec Canguilhem, nous soutenons l’idée d’une histoire qui progresse sur les bases du passé en dialoguant avec lui et nous insistons sur le fait que le contexte de découverte ne peut pas suffire à sa justification. Autrement dit, nous insistons sur le fait que l’histoire de la médecine et de la santé du passé ne peuvent pas être regardées avec justice avec les yeux du scientifique du présent. Il est nécessaire de voyager dans le temps pour essayer de récupérer cette façon de voir qui est toujours liée à la réponse à un besoin, à un modèle de pensée, à une idéologie. Canguilhem a dit :
« Mais si la science est l’œuvre d’une humanité enracinée dans la vie avant d’être éclairée par la connaissance, si elle est un fait dans le monde en même temps qu’une vision du monde, elle soutient avec la perception une relation permanente et obligée. Et donc le milieu propre des hommes n’est pas situé dans le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un centre ne se résout pas dans son environnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour d’influences. D’où l’insuffisance de toute biologie qui, par soumission complète à l’esprit des sciences physico-chimiques, voudrait éliminer de son domaine toute considération de sens. Un sens du point de vue biologique et psychologique, c’est une appréciation de valeurs en rapport avec un besoin. Et un besoin c’est, pour qui l’éprouve et le vit, un système de référence irréductible et par là absolu ».
10Cela implique une violence sur le passé, une manipulation de l’histoire, dont nous sommes conscients. Mais cela nous permettra d’identifier les idéologies et les idées fortes sur lesquelles on peut construire une histoire qui ne sera jamais une histoire morte et inutile. Au contraire, cela nous permettra d’obtenir des paradigmes à partir desquels mieux comprendre les phénomènes médicaux et de santé du présent pour offrir à nos étudiants la capacité d’innover et d’intervenir sur les phénomènes futurs.
11Nous nous attachons également à étudier des conceptions de santé des populations peu visibles des archives et qui ont pu tout de même laisser des traces, comme les populations plus modestes dont on peut récupérer des plaintes, des objets, des témoignages directs ou indirects. Ceci est important, de manière à ne pas circonscrire les changements de paradigmes de santé à une seule catégorie de la population plus aisée qui s’est beaucoup plus exprimée et a laissé bon nombre de documents à étudier. Le fait de croiser l’histoire avec la philosophie, apporte à notre sens beaucoup plus d’envergure à une analyse et nous permet de ne pas réduire nos propres interprétations de documents et d’archives. Néanmoins, l’histoire de la médecine sera, pour l’essentiel, celle de sa relation avec la philosophie, et les deux démarches seront pour longtemps marquées par leur origine commune, c’est pourquoi ce travail en commun entre nos deux disciplines apporte beaucoup plus de profondeur à nos réflexions. Ce sont donc cinq catégories qui caractérisent l’épistémologie de la santé que nous proposons : elle part d’une réflexion sur les sciences, cette réflexion est historique, cette histoire est critique, et cette histoire est également une histoire de la rationalité.
Des paradigmes épistémologiques de santé
12Nous ne nous apprêtons pas à refaire une histoire de la santé et nous renvoyons aux nombreux ouvrages qui existent dans ce domaine. Nous rappelons qu’aujourd’hui un intérêt est de plus en plus croissant pour des études plus proches des populations et des pratiques en santé, celles des campagnes pour mieux comprendre leur rapport à la santé (12), celles du dialogue et des interactions entre soignants et patients (13), celles des habitudes de santé qui ne se réfèrent pas au seul modèle médical traditionnel (14). Pour notre organisation et notre réflexion, nous avons souhaité mettre en évidence des changements principaux de paradigmes épistémologiques de santé et ce qu’ils engageaient pour la santé des populations, pour le rapport avec la médecine, ainsi que l’apport de l’éducation dans ces changements de paradigmes. Ce que nous avons donc besoin d’analyser est la relation logique entre les observations sur lesquelles des généralisations, des lois et des théories médicales, éducatives et de santé sont élaborées. Nous reprendrons donc cinq changements épistémologiques parmi les plus significatifs au cours des siècles dans la mesure où ceux-ci mettent en évidence une rupture épistémologique avec les façons de concevoir la santé, les soins et les préoccupations médicales précédents. 13La médecine hippocratique influence l’Occident jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. Elle est aussi qualifiée de médecine des humeurs, car il s’agit de sentir son corps et de faire sortir des humeurs quand ce corps est malade par différents procédés, telles que la saignée ou les purges (15). Si quelques personnes aisées peuvent faire intervenir des médecins reconnus lors de maladies, en revanche il n’est pas encore acquis que l’Homme puisse guérir l’Homme et bien souvent il arrive aux populations de s’en remettre à Dieu. Jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, le médecin n’apparaît pas comme une personne ressource principale et nombre de rebouteux peuvent être sollicités ou nombre d’autres remèdes qui sont davantage des remèdes que nous pourrions qualifier de faisant appel à l’intuition. Nous le retrouvons dans des écrits de parents pour soigner leur enfant qui sollicitent par exemple une femme servante dans un collège d’Ancien Régime pour utiliser un onguent qu’ils fournissent eux-mêmes. Ainsi, ce père de famille au XVIIIème siècle écrit une lettre dans laquelle il indique un traitement à suivre pour son fils : 15Certains historiens parlent alors de « médecine de soi-même », qui n’engage pas directement un homme de l’art médical. Encore aujourd’hui, avec quelques connaissances de base, nous pouvons nous permettre de pratiquer de l’automédication, en attendant d’aller consulter un médecin si l’état de santé empire. Au XVIIIème siècle, la pratique de santé n’a pas forcément besoin de beaucoup de savoirs, comme aujourd’hui d’ailleurs, le corps est l’organe du sensible et est un bon indicateur de la douleur, qui permet de jauger si une intervention humaine est nécessaire (16). Une fois que la douleur corporelle ne se fait plus sentir, l’intervention médicale peut passer son chemin. Au XVIIIème siècle, il peut passer un certain temps avant qu’une intervention médicale ait lieu et les indications du père ci-dessus présentent cette patience à l’égard des maux corporels, peu existante en revanche de nos jours. 16Un premier changement s’opère tout de même durant la seconde moitié du XVIIIème siècle, certaines personnes pensent leur corps comme ayant plus de capacités à combattre la maladie, comme animé d’une force intérieure qui permet de se défendre. Le principe d’immunologie n’a pas été découvert. Pourtant cette croyance à l’égard de la force corporelle est en train de faire son chemin au sein de la société aisée. Ce qui permet à certaines personnes de pouvoir accepter le principe d’inoculation, c’est-à-dire d’accepter qu’un corps étranger peu sain puisse pénétrer leur propre corps sain. Ce principe d’inoculation, ancêtre de la vaccination, est l’exemple même de cette société des Lumières, qui pousse à son paroxysme l’intuition corporelle et la confiance envers le corps capable de se défendre seul. Le médecin Tronchin définit l’inoculation dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : 18L’éducation dans cette santé qui relève d’intuition a une présence et une influence timides et non partagées par tous. Les sources dont nous disposons sont davantage celles de la population aisée, qui a laissé des lettres, des témoignages, des journaux intimes, dans lesquels nous pouvons retrouver une conscience à l’égard du soin de leurs enfants qui naît et une revendication d’agir avant que le mal n’empire. Ces parents font preuve d’une grande attention à l’égard des maux et des indispositions visibles sur le corps. S’ils emploient peu les noms des maladies, hormis celui de petite vérole, nom communément utilisé pour désigner la variole, tristement fréquente à cette époque, ils ont appris à déceler certains maux et à qualifier les maladies par leurs symptômes. On retrouve une mère parlant de « mal de gosier » et de « rhume de poitrine » [6][6]Arch. Départ. Rhône. D 336, Mme Dumas Tabarié au principal du…, un père d’une « espèce de gratte » et d’une « maladie de la peau » (18, p.126 et 149), d’autres mères d’une « petite glande » [7][7]Arch. Départ. Rhône. D 326, Mme Degovodan à l’économe du…, d’une « humeur sur le visage » [8][8]Arch. Départ. Rhône. D 326, Mlle Gurgy Saint Gertrude à son…. C’est par l’aspect physique de l’enfant qu’ils ont appris à évaluer son état de santé et ils le font plus facilement que ces maux sont directement visibles, comme une glande, une maladie de peau et des engelures. 19Est-ce que cela signifie que des parents issus d’autres milieux dits plus populaires n’auraient pas la même conscience à l’égard des soins et du corps ? Nous pouvons renvoyer aux recherches d’Arlette Farge qui présentent une étude d’autres archives, à l’exemple des archives policières du XVIIIème siècle pour retrouver des plaintes déposées et dont les auteurs pouvaient fournir des éléments concernant la perception de leur corps (19). Ces plaintes montrent que d’autres classes sociales plus modestes ne sont pas restées indifférentes à l’égard de leur corps, mais signalent aussi que l’accès aux soins et le traitement qui leur ont été réservés n’ont pas été identiques et beaucoup plus difficiles. 20Les historiens de la santé attribuent une naissance de la médicalisation à la fin du XVIIIème siècle et son apogée qui se développe au XIXème siècle. Ainsi la médicalisation est définie comme : « Processus d’ordre scientifique, technique et socio-culturel, qui se traduit par l’accès d’une partie croissante de la population à la médecine officielle pour tout ce qui touche à la santé » (20, p.170). Le développement de cette médicalisation n’est possible que sous certaines conditions : présence d’universités ou de collèges de médecine, administration plus abondante (parlement, intendance, évêché, bailliage, élection, chambre des comptes, collèges, etc.), niveaux de richesse et de comportements culturels en faveur de la médecine. Tous ces éléments sont déterminants pour obtenir un nombre de soignants plus élevé, des hôpitaux de malades et en corrélation des demandes de soins par les intéressés (20). Cette médicalisation se spécialise tout au long du XIXème siècle. Le modèle biomédical, appelé aussi modèle traditionnel de la santé, développe une conception de la médecine comme une science et une approche centrée sur la maladie avec en son centre le dispositif de soins. 21La science de la santé est en marche et non seulement une médecine de soins se spécialise, mais aussi une médecine de prévention ou encore appelée au XIXème siècle l’hygiène. Le médecin en tant que figure emblématique prend de l’importance aussi bien pour soigner que pour prévenir des maux. La science médicale prend de l’ampleur et laisse moins de possibilité à l’intuition. Le corps est fragmenté en autant de spécialités médicales, aucune parcelle ne semble échapper au biopouvoir naissant, cher à Michel Foucault (21,22). Les populations sont prêtes à offrir leur corps à cette nouvelle médecine qui promet de guérir. Les trente premières années du siècle sont marquées par des événements cruciaux en matière d’hygiène publique. L’État contribue à la formation et à l’accroissement de l’hygiénisme. Quatre bouleversements principaux démontrent la montée de l’hygiénisme et la volonté étatique de l’accroître : la naissance des cours d’hygiène dans les écoles de santé, la création des conseils de salubrité, puis celle de l’Académie royale de médecine en 1820 et l’apogée du mouvement hygiéniste dans les années 1830. 22Après la Révolution, la réforme du système médical a accordé une plus grande importance à l’hygiène. Dès 1794, les trois écoles de santé formées à Paris, Montpellier et Strasbourg, qui remplacent les anciennes facultés de médecine, comportent chacune une chaire d’hygiène. L’enseignement nouveau des écoles de santé unifie la chirurgie et la médecine, rapproche la médecine et la chimie et consacre plus de place à la médecine préventive, appelée aussi prophylaxie depuis 1793, c’est-à-dire l’hygiène. Chaptal avant d’être nommé ministre de l’intérieur, a été le président de l’école de santé de Montpellier et s’est efforcé de promouvoir la chimie. L’Académie royale de médecine, créée depuis 1820, est spécialement instituée « pour répondre aux demandes du gouvernement concernant les questions de santé publique » [9][9]Ordonnance royale de 1820, in. Mémoires de l’Académie Royale de…. À sa naissance, ces demandes concernent principalement « les épidémies, les maladies particulières à certains pays, les épizooties, les différents cas de médecine légale, la propagation de la vaccine, l’examen des remèdes nouveaux et secrets, les eaux naturelles ou factices etc. » [10][10]Ibidem.. Nombre des hygiénistes se retrouvent au sein de l’Académie, comme Étienne Pariset, qui est aussi membre du Conseil de salubrité de Paris et médecin à l’hôpital de Bicêtre et est élu secrétaire permanent de l’Académie depuis 1822. L’Académie, à partir des années 1820, reste le consultant privilégié du gouvernement. 23À partir de 1829, la revue spécifique des Annales d’hygiène publique et de médecine légale fournit une assise durable au mouvement hygiéniste. Parmi les membres du comité de rédaction se trouvent d’éminents hygiénistes, dont Orfila, Parent-Duchâtelet, Villermé et Adelon (24). Le premier numéro rappelle le rôle social et sanitaire de la médecine, qui « quelquefois aide le législateur dans la confession des lois, souvent éclaire le magistrat dans leur application et toujours veille avec l’administration au maintien de la santé publique » [11][11]Annales d’hygiène publique et de médecine légale, t. I, 1ére…. Aussi le rôle de l’hygiéniste s’étend à toutes les questions de l’hygiène publique et privée, de la salubrité des bâtiments à la qualité de l’alimentation, aux moyens de se prémunir contre les épidémies. 24L’éducation va largement contribuer au développement de cette médicalisation. L’école est décrétée comme insalubre et provoquant toutes sortes de maux et de maladies (25). Non seulement des instructions officielles tout au long du XIXème siècle promulguent des lois sanitaires pour l’enseignement secondaire et primaire, mais aussi l’État s’adjoint l’aide de médecins hygiénistes et de médecins de l’armée pour inspecter les établissements et pourvoir à l’instauration d’une hygiène publique scolaire (26) [12][12]En 1864, le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy met…. Des savoirs médicaux nouveaux viennent cette fois largement contribuer à modifier les pratiques depuis le plus jeune âge et les salles d’asile, puis les écoles maternelles participent à la transmission de nouveaux savoirs et pratiques en matière d’hygiène et de santé. À partir de la décennie 1860, les principes d’hygiène énoncés par les hygiénistes depuis le début du siècle finissent par s’imposer à tous les niveaux aussi bien publics que privés. L’école n’échappe pas à cette influence. Le ministre de l’Instruction publique Duruy précise en 1865 que l’hygiène a accru la « moyenne » de vie de plus de douze années depuis moins d’un siècle, car « les hommes ont mieux compris l’influence qu’exercent sur la santé la nature et la disposition des lieux qu’il habite, les variations de température qu’il subit, les altérations de l’air qu’il respire, des eaux qu’il boit, des aliments dont il se nourrit, enfin les habitudes de propreté personnelle et domestique, l’emploi bien réglé de la vie et la tempérance en tout, même dans le travail » [13][13]Instruction du 2 juillet 1866 par le ministre de l’instruction…. Il signale qu’il existe aussi une hygiène adaptée à l’enfant et à l’école, sur laquelle le pédagogue, professeur et instituteur, devra insister particulièrement. Cette promotion de l’hygiène scolaire par l’État en accord avec les médecins ne fera que s’accroître à partir des années 1880. 25Les médecins revendiquent leur capacité à soigner les maladies mais la médecine reste désarmée face à la tuberculose, fléau majeur de la seconde moitié du XIXème siècle. Aussi ce n’est pas tant l’efficacité technique des médecins qui séduit mais bien leur projet social. Après Claude Bernard et Louis Pasteur, la médecine offre un modèle de gestion sociale plus cohérent et apparemment plus efficace qu’auparavant. Après 1870, les historiens constatent une augmentation des plaintes parmi les populations ouvrières et paysannes. Elles portent sur l’insalubrité du logement, les mauvais soins de la santé, le travail de leurs enfants, leur accès à l’Instruction publique. Elles traduisent une nouvelle revendication de leurs droits, droits à être instruits, soignés, logés aussi décemment que les autres (27,28). Chez ces populations, l’éducation et la santé sont aussi des moyens de s’élever dans la hiérarchie sociale, être propre et instruit, c’est aussi être honnête et prétendre à une vie meilleure, c’est rentrer dans la norme éducative et sanitaire et pouvoir prétendre s’élever dans la société. Les historiens de la santé publique ont qualifié ce processus de bio-responsabilité, c’est-à-dire une naissance d’une conscience chez les personnes au sujet de leur vie et de leurs conditions, les amenant à réagir le plus souvent en intériorisant les préceptes en place au sujet de l’hygiène et de la santé, en s’y conformant et en les revendiquant pour vivre mieux (24). Aujourd’hui, nous parlons davantage d’empowerment. 26Tous les soutiens intermédiaires rencontrés par ces populations, que ce soient ceux de l’instituteur, du curé, de leur réseau familial, d’un voisin, etc., participent à la diffusion de l’éducation sanitaire. En venant en aide à la population, ils véhiculent des stratégies de soin et de prévention et contribuent à progressivement diffuser des conceptions différentes de la médecine et de l’éducation. Ils constituent donc une sorte de « poste avancé de la médicalisation » (29, p.46) et contribuent à leur niveau à faire émerger une bio-responsabilité parmi ces populations. Des comportements, des normes sanitaires, s’acquièrent d’autant plus que des informations s’adressent directement aux familles (sous forme aussi de journaux et d’ouvrages). L’historien de la santé Jacques Léonard avait précisé combien : « Plus la population est instruite, mieux elle admet l’interprétation scientifique du corps et de ses malheurs, plus elle sacralise l’épanouissement individuel et cherche à exorciser ce qui l’entrave et donc recourt davantage aux soins des médecins » (31, p.274). 27Passé les années 1870, les familles ouvrière et paysanne, jugées en grande déficience, deviennent la cible d’une grande entreprise d’acculturation médicale et éducative. Non seulement le développement de l’Instruction publique peut contribuer à leur faire rattraper leur retard, mais aussi une presse générale et spécialisée, chaperonnée par des hygiénistes, s’adresse à la mère qui doit tout apprendre pour mieux transmettre et adhérer aux nouvelles valeurs sanitaires et morales (32,33). Cette grande entreprise de communication et d’éducation contribuera à positionner les frontières et les normes de l’éducatif, du sanitaire et du social. Concrètement se dessine une école avec son espace scolaire bien défini (de la salle à la cour, en passant par les latrines). Le corps se trouve contrôlé par un ensemble de rituels, délimités dans des lieux et avec du matériel spécifique, une surveillance pédagogique constante, une durée d’études limitée dans le temps, une posture maîtrisée et régulièrement inspectée. L’enseignement de l’hygiène répandu à l’ensemble de la population scolaire, participera au développement consensuel de la morale, de la propreté, de la vertu, de l’éducabilité (34). 28À la fin du XIXème siècle face aux accidents que produit l’industrialisation, se dessinent les concepts d’assistance et d’assurance aux personnes. Il s’agit ici de pratiquer un traitement social de la maladie et du handicap et la France entre dans une ère de la socialisation du handicap et de la maladie. La première loi d’assistance républicaine gratuite du 15 juillet 1893 applique le principe de solidarité à tous les niveaux. Elle garantit que tout français privé de ressources, recevra à domicile ou à l’hôpital les soins médicaux et pharmaceutiques. Il n’y a donc pas de droit des assistés mais obligation pour la société d’assurer les secours. Cette loi de solidarité sociale ouvre la médecine à ceux qui jusque-là en étaient exclus et joue aussi un rôle en matière d’hospitalisation. Avec cette loi, les communes sont tenues de financer l’hospitalisation de ceux qui sont privés de ressources et les hôpitaux sont obligés de les recevoir. Cette mesure entraîne la mise en place d’une carte hospitalière et bouleverse la vie des hôpitaux désormais astreints à une comptabilité stricte qui sépare malades et vieillards. Le bouleversement hospitalier est donc social et institutionnel. Il se révèle dans la conception des bâtiments et dans le fonctionnement institutionnel. Dans le domaine sanitaire, l’institutionnalisation de solidarités doit permettre d’établir des normes assurant la médicalisation de la société. La période de 1890-1914 est le premier moment de mutation marqué par une institutionnalisation de formes sociales nouvelles. Ainsi, le gouvernement de la Troisième république affirme une politique républicaine interventionniste en matière sociale en privilégiant deux axes politiques : l’assistance et l’assurance. L’assistance s’opère par la loi sur l’assistance médicale du 15 juillet 1893, l’assurance se détermine par la première loi de protection sociale moderne du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, puis avec la loi du 14 juillet 1905 qui prolonge les soins gratuits aux vieillards de plus de 70 ans, aux infirmes et incurables sans ressources. Avant la Première Guerre mondiale, la prise en charge socialisée des maladies demeure pourtant contrastée, car si elle permet un accroissement de consommation de soins, elle reste facultative donc limitée. Un autre problème se pose, car avant 1893 toute intervention publique en matière sociale est jugée inconcevable, car ce serait encourager le vice, la dissipation, le désordre. 29Après la Première Guerre mondiale, des problèmes démographiques accrus viennent intensifier une politique de santé publique et des préoccupations majeures des pouvoirs publics. Cette Grande Guerre a joué un rôle essentiel dans la transformation des malades en groupe social. Le retour des poilus et de leurs gueules cassées (35), montre que la santé peut être entravée par un événement social, politique et historique (la guerre ici) et donc qu’un problème de santé n’est pas seulement inné, ni acquis au niveau de la personne elle-même, mais peut être la conséquence d’un fait social, d’un choix social et politique de société. Cela provoque d’autres orientations de société, notamment de réparation (par la chirurgie réparatrice qui se développe) et de porter assistance aux blessés de guerre. La loi du 31 mars 1919 attribue des pensions aux blessés et mutilés militaires. Des associations de mutilés, blessés et veuves de guerre naissent. D’autres associations voient le jour, comme celle des malades de tuberculose (36), celle des malades de l’enseignement public (en 1927), la Ligue pour l’adaptation au travail du diminué physique (en 1929). Une diversité croissante des associations de malades revendiquent une amélioration du leur sort avec l’idée que le malade n’est pas un coupable mais un être qui a droit à un minimum de confort et de distraction. 30Ce pôle d’intérêt social va se trouver encore accru après la Seconde Guerre mondiale, par la création de la Sécurité sociale en 1946 [14][14]La loi Croizat du 22 mai 1946 rend obligatoire l’assurance… (en gestation depuis les années 1920), de la COTOREP (Commission technique d’orientation d’autonomie et de reclassement professionnel), qui a nouvellement intégré en 2006 la commission des droits et des personnes handicapées CDAPH, par la création des ASSEDIC (association pour le développement de l’emploi dans l’industrie et le commerce, regroupées dans une union nationale l’UNEDIC). 31C’est donc un modèle social de la santé qui apparaît et avec lui la vision d’une réduction des inégalités sociales de santé pour que tous aient les mêmes droits de santé. La santé sociale s’efforce donc de développer la même prise en charge pour tous et de mieux construire le lien entre le contexte social et la santé, afin de réduire des inégalités et conditions néfastes. Quand le modèle social influence la santé, il vise la réduction des inégalités sociales par une acceptation des différences, de soins et précautions accessibles à tous et replace le sujet dans son statut de citoyen. Sont alors mis en avant les droits et devoirs de santé de la personne. 32Le modèle développé durant la seconde moitié du XXème siècle est celui d’une vision globale, holistique, ou encore bio-psycho-sociale de la santé. Il est axé sur l’équilibre entre l’individu et son environnement. Il propose d’évaluer, de tracer, de mettre en place des dispositifs thérapeutiques, éducatifs et sociaux pour permettre à la personne malade, handicapée, la personne exclue de s’impliquer au niveau sociétal et de prendre une position de participant en fonction de ses demandes et de ses besoins de santé (que ce soit pour se soigner, ou se préserver des maladies et des maux). Les Canadiens furent les premiers dès 1973 à avancer l’idée d’une « conception globale de la santé », reposant sur quatre éléments principaux : la biologie humaine, l’environnement, les habitudes de vie, l’organisation des soins de santé (37). Le modèle global suppose de se baser sur des concepts nouveaux : les facteurs de risques, identifiés au niveau des comportements individuels et de l’environnement socio-économique. 33Une nouvelle vision de la santé appelée la promotion de la santé voit le jour : « La promotion de la santé a pour but de donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre santé et davantage de moyens de l’améliorer » (38). En 1986, l’OMS reprécise encore sa définition de la santé. Dans la Charte d’Ottawa du 21 novembre la santé est vue comme un concept positif et une ressource de la vie quotidienne : 35Dans une influence du modèle global ou holistique, toutes les dimensions sont prises en compte et l’éducation en santé s’efforce par des méthodes constructivistes et humanistes de développer un sujet acteur de sa santé. Elle ne doit pas pour autant tomber dans le piège d’une prédominance normative, où la santé deviendrait totale et absolue, enfermant le sujet dans l’individualisme et un idéal à atteindre de perfection (39). 36Plusieurs termes qui associent directement santé et éducation naissent à la fin du XXème siècle et au début du XXIème siècle : éducation à la santé, éducation pour la santé, éducation thérapeutique du patient, éducation du patient à sa santé. L’éducation à la santé est plus fréquemment située dans le champ scolaire, familial et social. La santé est une composante à prendre en compte dans l’éducation pour développer des savoirs, savoir-faire, savoir-être, autrement dit des connaissances, des aptitudes et des comportements. Nombre de recherches en sciences de l’éducation se multiplie dans les années 2000 à son sujet (cf. tous les travaux d’UNIRES [15][15]Cf. https://www.unires-edusante.fr/). L’éducation pour la santé est employée quand l’éducation est perçue comme une composante de la santé. Et nous reprenons les termes de Michel Vial indiquant qu’« il ne peut y avoir soins sans projet d’éducation » (40, p.123). L’éducation thérapeutique du patient a pour but d’aider le patient à se soigner et à adhérer aux projets thérapeutiques. L’éducation du patient à sa santé requiert la participation mutuelle, le soignant vise la médiation dans la relation, le patient est un guide, il donne un sens à sa vie. 37Le care est une éthique et une action politique et morale avec une forte dimension critique, qui met au premier plan la dimension de développement humain (41). Depuis les travaux des sociologues, l’éthique du care impose une façon de penser le soi et les relations avec les autres qui ne veut pas séparer vie intellectuelle et vie sensible, c’est-à-dire de prendre en compte les affects, les émotions, les attachements qui doivent être valorisés et qui ont un impact sur le développement de la personne (42,43). Gilligan définit le care comme la « capacité à prendre soin d’autrui », un « souci prioritaire des rapports avec autrui » (42, p.37). Sentiments et émotions ne relèvent pas seulement de la psychologie et peuvent tout à fait avoir leur place en pédagogie et en recherche. Déjà Durkheim et Weber ont signalé leur importance en sociologie (43) et nous avons trop tendance à en avoir peur et à les rejeter sous prétexte qu’ils ne permettront pas suffisamment à l’objectivité d’exister. Le fait de les rejeter et de ne prendre en compte leur dimension pourrait questionner sur notre rapport à l’autre et à la relation en éducation. D’ailleurs, soigner et prendre soin en tenant compte des affects et des sentiments est bien souvent mal perçu et mal reçu, alors même qu’un professionnel attentif à ces dimensions obtient bien plus d’écoute, de confiance, de respect dans sa relation éducative en santé. Le care peut non seulement faire évoluer les pratiques et les transmissions, l’identité professionnelle, mais aussi le rapport et la relation au monde qui nous entoure, par le développement du souci de soi et des autres, d’une responsabilité et de pratique réflexive (44). 38Le concept de care peut modifier la manière d’aborder l’épanouissement de la personne et construire une relation éducative différente, bien plus proche des individus et de leurs besoins. Molinier précise que « le care n’est pas une mode, mais une autre façon de penser » (45, p.9). Il peut venir renouveler la relation à l’autre, où il n’y a pas d’un côté le rationnel froid et sans sentiment et de l’autre l’irrationnel ne mettant que les sentiments en exergue ; au contraire le care serait une rationalité compréhensive ou une rationalité bienveillante : une prise en compte objective de la subjectivité. Les sentiments se trouvent donc remis à leur place, dans la relation et les activités pratiques, et « redeviennent sensés et compréhensibles » (43, p.36). Introduire le care dans la relation à l’autre permet donc à chacun de trouver sa place dans une interaction qui ouvre au dialogue entre les personnes où chacun a la possibilité de développer ses capacités, mais a aussi le droit et le devoir de reconnaître sa propre vulnérabilité, qui lui permettra d’avancer dans un échange constructif. 39La philosophe américaine Joan Tronto définit quatre phases du care [16][16]Voir aussi 46 et 47. : le caring about « se soucier de » et reconnaître que la personne a un besoin auquel il faudra répondre ; le taking care of « prendre en charge » et de quelle manière l’individu pourra agir ; le care giving « prendre soin » avec la rencontre directe d’autrui ; et le care receiveing « recevoir le soin » afin de voir si le soin a produit un résultat et si celui qui le reçoit est capable de réagir pour donner à son tour (44, p.174-150). 40La transposition du concept dans le domaine médical permet de réfléchir à plusieurs éléments à développer dans la relation à l’autre : le rapport au métier et la construction de l’identité professionnelle ; la construction d’une confiance réciproque dans la relation éducative ; l’investissement et l’engagement des individus ; les interactions des équipes médicales et l’association de la pédagogie où peuvent davantage être pris en considération le triptyque souci de soi, souci des autres et souci de l’environnement. En recherche, le care peut aider à repenser les méthodes et réflexions et apporter des éléments de respect et d’éthique scientifique, où la parole des interviewés, le discours écrit ou oral sera plus objectivé et considéré dans son intégralité. 41Mais fallait-il attendre pour cela le concept de care ? De nombreux individus et sociétés au cours des siècles ont développé et depuis de longue date la sollicitude à l’égard d’autrui, permettant que des actes du prendre soin s’installent dans la relation. Un éclairage tout à fait intéressant est donné par Fabienne Brugère à ce sujet, car quand le care comprend la sollicitude, « il exprime une intelligence sensible au service de la conduite de la vie d’un autre dans le besoin sans pour autant sombrer dans un sacrifice de soi déstabilisant » (48, p.72). Car le care implique une activité qui rende l’autonomie et la « capabilité » à l’individu, qui pourra lui-même interagir et faire preuve de soin à son tour envers autrui (49, p.640). Il ne s’agit pas d’indépendance qui est une illusion, comme le souligne Brugère, car l’individu social est toujours en dépendance avec un autre ou avec un élément vivant ou non vivant (comme nous sommes dépendants à la terre et à la nature), ou pour reprendre les réflexions d’Edgar Morin l’individu qui se veut indépendant ne doit pas oublier sa dépendance au monde qui l’entoure (50, p.84 ; 51, p.39). La notion de care permet donc de repenser le rapport à l’autre et de repenser le rapport à sa propre vulnérabilité et à celle des autres. Car nous vivrons tous à un moment de notre vie des épisodes de vulnérabilité, qui nous conduiront à une dépendance et qui pourront nous faire bénéficier de l’approche du care pour pouvoir nous reconduire vers une autre autonomie. Le care n’est donc pas à voir comme positif ou négatif, il est un moyen d’accompagnement et d’interaction entre les individus où la personne et son identité, son évolution et son devenir sont centraux (52). Un principe de partage et de développement des potentialités traverse le care : un jour je l’utilise pour un de mes proches et à un autre jour cette fois j’en serai bénéficiaire. Le care a donc des similitudes avec la sollicitude, car comme le présente Augustin Mutuale l’expérience de sollicitude consiste aussi bien à « répondre à l’autre que répondre de l’autre » (53, p.322). 42Ancrée dans le monde qui l’entoure et dans son environnement social-culturel et pédagogique-institutionnel, cette pédagogie du care peut être rapprochée de l’écologie corporelle de Bernard Andrieu et d’Olivier Sirost, de l’écorelationnalité d’Augustin Mutuale. L’écologie corporelle « n’est pas un discours, c’est une pratique corporelle d’activité physique qui engage notre responsabilité quotidienne : au quotidien à travers une réflexion sur nos gestes et ses conséquences pour autrui et la nature » (54, p.5-10). Quant à l’écorelationnalité, elle est « la relation écologique à l’autre » ; dans le sens où l’être n’évolue pas seul mais en interaction avec les autres et le monde qui l’entoure (53, p.322). Il existe donc cette même idée d’engagement de l’être dans son écosystème et qui ne le raccroche pas seulement aux autres, mais bien au-delà. Si Andrieu et Sirost rappelle que l’écologie corporelle est une pratique, c’est qu’elle engage le corps, pour que l’individu se responsabilise, interagisse en étant à l’écoute, en respectant, en donnant et en recevant. L’écorelationnalité et la pédagogie du care sont également des pratiques d’intention éducative, dans le sens où elles engagent celui et celle qui les portent tout comme celui et celle qui les reçoit. Toutes deux permettent la formation d’une communauté où une co-construction des savoirs et des pratiques éducatives peut voir le jour. Avec ce concept, le professionnel de santé a donc tout intérêt à faire évoluer son rapport à l’autre dans son interaction avec l’autre.Une santé d’intuition : sentir son corps
Une santé médicalisée : le corps hygiénisé
Une santé socialisée : le corps solidaire
Une santé globale ou holistique : le corps bien-être
Empowerment et santé écologisée : la part du care et le corps nature
Discussion : à quoi sert cette connaissance des changements de paradigmes épistémologiques en santé ?
Des paradigmes qui changent le rapport à soi et le rapport aux autres
43Les conceptions de santé des populations ont subi une évolution depuis deux siècles imprégnée de nombreuses autres influences : celle de la médecine et de la médicalisation, celle de l’éducation et de l’accessibilité aux savoirs scolaires pour tous, celle de l’industrialisation et du progrès social, celle de la politique, de l’économie et des assistances.
44La place du sujet s’est considérablement modifiée au cours des siècles, ainsi que la propre conscience de soi et de soi vivant parmi les autres. Ce sujet aujourd’hui évolue en équilibre avec son environnement physique, biologique, socio-culturel et toute pratique de santé doit prendre en compte les besoins d’appartenance, l’estime de soi, la réalisation de l’être humain.
45Durant la seconde moitié du XXème siècle, les philosophes de la santé et notamment Georges Canguilhem invite à développer une prise de conscience critique par rapport à notre insertion dans le monde, à nos relations, à nos droits et à nos devoirs en santé. Avec Michel Foucault, la critique vient aussi d’un système médical hégémonique dont les racines proviennent du XIXème siècle et qui influence encore certaines des pratiques médicales contemporaines, souvent peu respectueuses de l’individu (Annexe). Aussi Canguilhem dans son ouvrage « Le normal et le pathologique » pose la question de la norme médicale et des pratiques qui ont visé à atteindre cette norme physique, psychologique et sociale imposée par un paradigme dominant de la santé médicale (55). Cette critique n’enlève rien des progrès politiques, médicaux, socio-culturels qui ont permis l’accroissement de l’espérance de vie. La critique philosophique peut d’autant plus apparaître que l’Europe connaît une certaine prospérité sanitaire dans les années 1970. Canguilhem peut donc penser la question des normes et rappeler que « L’homme n’est vraiment sain, que lorsqu’il est capable de plusieurs normes », et « la santé est une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement » (56, p.215), rappelant combien donc la santé est une expérience individuelle et collective dont la maladie, le handicap, le risque font partie. La maladie donne moins un être diminué qu’un être nouveau. Cependant cette dimension qu’il qualifie de normativité, parce que le corps malade reprend ses droits et continue sa propre évolution en s’adaptant, a encore du mal à s’imposer dans le rapport à soi et le rapport au corps malade. Nous aurions tendance à dire que la science médicale et le paradigme biomédical ont encore dans les esprits une forte influence et qu’ils construisent des individus centrés sur leur corps et pensant la santé en référence à l’absence de maladie. Dans ce cas précis, la relation à l’autre n’est pas toujours envisagée comme bénéfique dans le rapport à soi et le rapport à l’autre.
L’éducation et la santé entremêlées : une éducation à la vie
46L’histoire de la médecine est, pour l’essentiel, celle de sa relation avec l’éducation, et les deux démarches seront pour longtemps marquées par leur origine commune : la philosophie comme « souci de soi » (epimeleia heautou). La première rencontre aurait été organisée par Platon, les Hippocratiques et les Pythagoriciens, qui ont vu dans la médecine un modèle de savoir-faire (technè). Ils se sont intéressés aux aspects politiquement transposables de la pratique médicale, ils ont recherché en elle ce qui permet de distinguer un savoir-faire authentique d’un savoir-faire usurpé (57, p.2). Ils pensaient que si on parvient à comprendre à travers la médecine en quoi consistait la santé ou le bon équilibre entre le corps et l’âme, on pourrait mettre en œuvre le concept de santé, dans le cas de Platon pour déterminer qui est capable de gouverner la cité et même, comment la gouverner ; mais aussi, dans le cas des Pythagoriciens et des Hippocratiques, quelles sont les lois qui gouvernent le cosmos et qui permettent de mieux comprendre la relation entre la vie et la maladie, entre les universels et les vivants concrets. Pour ces penseurs grecs, la médecine était donc avant tout une technè exemplaire et transposable. Gouverner et faire de la science reviennent donc tous les deux à soigner autant qu’à éduquer.
47Suivant les arguments de Lombard, la seconde rencontre de la philosophie et de la médecine se produira avec Aristote qui : « […] comme Platon, a emprunté d’abord à la médecine les concepts et le lexique nécessaires à l’analyse du fonctionnement de la cité. Ainsi, lorsqu’il traite dans la « Politique des types de constitution et des équilibres » qu’il faut y introduire, l’équilibre des pouvoirs par exemple, il s’appuie sur l’exemple du savant mélange des médicaments qu’on trouve dans les prescriptions des médecins. De même, il analyse la décadence des régimes démocratiques comme le dépérissement d’un corps vivant gagné par la maladie. La cité, dit-il, connaît comme le corps la phtora, la corruption liée aux affections graves » (57, p.1).
48L’aristotélisme a établi ainsi le premier grand système organisé de métaphores médicales de l’Occident. En revanche, il se sépare de Platon et les pythagoriciens sur un point majeur, en quittant les questions concernant l’esprit (psyché) et sa thérapie au moyen de la maïeutique, reconnaissant l’expérience et l’observation comme des voies d’accès à la science et en intégrant l’observable dans le connaissable, ce qui entraînera à terme une réorganisation complète du champ du savoir, et donc du statut de la médecine (iatrikhè technè) et de l’art du soin (therapeia). En effet, « l’éducation et le soin vont s’éloigner du champ de la philosophie, par un mouvement qui met en évidence la fonction particulière du savoir et du savoir-faire - et leur proportion - dans chacune des technè concernées » (57, p.3).
49Pourtant, l’éducation va connaître, dans les siècles suivants, une évolution qui est totalement inverse de celle de la médecine et de l’art du soin : « puisque le savoir constitué n’en est pas une conquête mais le point de départ » (57, p.3). Mais pour nous, à la différence de ce que pense Lombard, ce n’est pas l’élément intellectuel qui va jouer un rôle important dans le parcours différencié de la médecine et de l’éducation, mais plutôt l’élément corporel : c’est lorsque le corps et le diagnostic des maladies dans la surface du corps fut devenu prédominant dans la pensée médicale de Galien, et la tradition qui suit, qu’une médecine indépendante de la philosophie et, en conséquence, indépendante du souci de soi devint concevable. La naissance d’une médecine anatomique a été corrélative de la constitution de connaissance du fonctionnement mécanique du corps qui se distingue des valeurs éthiques de l’individu.
50Cette situation particulière, qui est une sorte de dissolution de la technè dans l’efficacité propre du savoir-faire qu’elle devrait transmettre, souligne bien les divisions internes de la notion de soin (celle-ci peut être aussi identifiée avec le « souci de soi » (epimeleia) comme le « traitement » (therapeia). Dans la pensée grecque, la notion de soin renvoie ainsi tantôt à l’objet de l’action, tantôt à sa qualité, tantôt encore à l’action elle-même. Le soin en tant que « aide », « prendre soin » se repartira tout au long de l’histoire en effet autour de deux grands axes : d’un côté, la médecine (iatrikhè) le « souci de », « l’attention portée » au corps, sa santé et son traitement ; et d’un autre côté, l’éducation (paideia) « accompagnement » dans le sens de « promotion du savoir ». Il ne sera que beaucoup plus tard, au XIXème siècle, que le mot « soin » désignera spécifiquement les soins de santé, après avoir longtemps été le « souci de soi », d’une manière qui met aussi en relief plusieurs des aspects majeurs du soin médical et de l’acquisition du savoir, du savoir pratique et du savoir théorique.
51Depuis la naissance de la médicalisation que les historiens de la santé datent à la fin du XVIIIème siècle, santé et éducation ont commencé à nouer un lien, l’une et l’autre pouvant s’allier dans un même double but à la fois de protection et de responsabilisation des individus. Au départ et tout au long du XIXème siècle et du début du XXème siècle, l’éducation s’annonce très moralisatrice pour que chaque individu entre dans le rang sanitaire. Par la suite et durant la seconde moitié du XXème siècle, cette éducation se veut plus libératrice afin de développer la responsabilité par rapport à la santé et à celle des autres, de permettre aux personnes d’accepter leur vulnérabilité, de découvrir ou de redécouvir leurs capacités, valeurs, ressources. Les apports du modèle global de la santé, de l’empowerment, ont permis d’ouvrir l’éducation à la complexité des rapports entre individus et des comportements de santé et ont donc permis la possibilité de faire apparaître une relation éducative emprunte d’écoute et d’adaptation. Il ne s’agit plus d’inculquer un savoir à une personne qui serait profane, mais de construire avec la personne dans un processus d’altérité son expérience de santé. Plusieurs vérités dialoguent alors : la vérité scientifique, la vérité du sujet éducateur, la vérité du sujet en éducation. L’éducation à ou pour la santé se rapproche alors d’une éducation à la vie, qui consiste à savoir accepter l’imprévu et à tolérer les variations de normes. Comme le précisent Jean-Marie Revillot et Chantal Eymard : « L’éducation s’avère possible si rien n’est totalement déterminé, totalement enfermé dans un destin inexorable » (58, p.192).
Des pratiques aux savoirs
52Nous avons seulement esquissé ici les grands moments de changements de paradigmes épistémologiques : chaque paradigme de santé mériterait une étude à part entière. Enfin, si on veut envisager les conséquences de notre approche, il faut souligner, comme l’ont fait Canguilhem et Foucault, que ces paradigmes épistémologiques conduisent nécessairement à une réflexion plus large sur le caractère historique de la santé : elle pose à la pensée rationnelle la question non seulement de sa nature, de son fondement, de ses pouvoirs et de ses droits, mais celle de sa logique et de l’idéologie dont sont héritières la médecine et l’éducation.
53Dans ses cours au Collège de France (1981-1982) : L’herméneutique du Sujet, Foucault présente une recherche sur la notion de « souci de soi » (epimeleia heautou), qui dessine une sorte d’évolution historique du soin (59). Il souligne, tout d’abord, la contribution fondatrice de la philosophie grecque : les techniques, les procédures et les choix historiques avec lesquels l’homme entame une relation de soin (définis en relation à la médecine, l’éthique et l’éducation) contribuent aux procédures de subjectivation des individus et, en conséquence, à la formation de son identité humaine. Cette conclusion s’éclaire grâce à la référence permanente aux Grecs, et dans une moindre mesure aux Romains, érigés par Foucault en modèle indépassable de l’epimeleia (recevoir le soin) : le souci de soi, à la fois soin du corps et de l’esprit ne sont jamais, ni avant ni après, pensés ensemble comme éléments si hautement configurateurs de la condition humaine, du sujet éthique et attribués avec tant de dignité à son domaine. Dans une ligne de recherche complémentaire à celle-ci, nous dit Lombard (57, p.5), le « soin » se définit par rapport aux deux grands termes fondamentaux légués par la pensée grecque et qui en organisent le champ du soin : le « prendre soin » (epimeleia) et le « soigner » (therapeia), dont les variations de proportion permettent d’écrire presque toute l’histoire de la santé en Occident. Selon les mots de Lombard : « La médecine rationnelle est, en Grèce, le centre du tout premier débat sur la science. Elle apporte avec elle son propre exemple, très précieux pour l’époque, celui d’une technè unique en son genre, à la fois spécialisée, dotée d’un code de déontologie précis, le Serment d’Hippocrate, se prêtant à merveille à l’analyse des relations entre la pratique et le savoir et permettant même de comprendre comment un certain savoir-faire issu d’une habileté peut contribuer à changer la vie des hommes. La médecine sera aussi pour les philosophes une source presque inépuisable de notions et de références. C’est dans des écrits médicaux qu’Aristote découvrira la notion de juste milieu, dont il fera en morale l’usage que l’on sait. À l’inverse, la philosophie apportera à son tour à la médecine, aux différents stades de son développement, la puissance de son appareil conceptuel innovant. Elle montrera comment les idées de nature, de cause, d’expérience, d’erreur, peuvent être pensées et transférées à d’autres sciences » (57, p.2).
54Cette lecture de la philosophie grecque et du souci de soi nous permet de nous interroger sur les différentes conceptions de santé et de médecine tout au long de l’histoire à travers les différentes articulations et combinaisons du soin. Ce que rend possible cette démarche historique et épistémologique est la reformulation du problème antrophologique : qu’est-ce que la condition humaine ?
55Ce sont des avancées de la thérapie qui ont étés nourries, celles de la technè, selon une progression observable dès les premiers temps de la médecine :
« En marquant ce net infléchissement par rapport à l’état de la médecine hippocratique, la pensée médicale d’Aristote a accentué la différenciation entre la théorie médicale et l’espace thérapeutique qu’elle a donc contribué à instituer. Le rapprochement du savoir-faire et du savoir a assuré la promotion de l’un et de l’autre au sein de la technè médicale mais aussi dans d’autres domaines, notamment l’éducation ».
57Puis nous avons dédié notre attention au moment cartésien au XVIIème siècle, au moment où, précisément, l’epimeleia heautou est menacée de destruction, à la suite d’un long processus et de l’obscurcissement de la division capitale entre le corps et l’âme (60), processus qui constitue l’avènement du corps hygiénisé qui aboutira au paradime épistemologique de santé médicalisée à la fin du XVIIIème siècle, la santé étant alors conçue comme une relation de correct équilibre entre l’âme et le corps qu’il fallait sentir. En comparaison avec la Grèce ancienne, la modernité est indéniablement une dépravation de l’epimeleia. Devenue un simple moyen de conservation ou restauration de la santé (therapeia), la médecine ne sert plus à construire un sujet éthique, mais à guérir le corps grâce à la technique.
58Un nouveau mouvement et une nouvelle relation entre le corps et la santé apparaîtra dans la seconde moitié du XIXème siècle : dépourvue de tout caractère propre (idion), la santé se définira en tant que publique et hygiène sociale (koinon). Nous considérons que le caractère propre de la santé disparaît avec l’avènement de l’industrialisation et la popularisation de la techné industrielle. Selon la santé socialisée, sinon les nations sont tenues de s’occuper de la santé de leurs citoyens et travailleurs, de ce qui leur permet de progresser, et ceux qui se chargent du fardeau de la responsabilité sanitaire, le font pour contribuer au progrès économique et social « des affaires publiques ». Avant les temps de l’industrialisation, en outre, la santé et la médecine reposaient sur le caractère privé du corps malade. Et c’est à ce point précis du processus de médicalisation des societés que l’epimeleia fait son apparition de nouveau sous la forme de souci des autres, surveillance, administration publique de la santé, ou même soin offert par l’État. Le corps n’est plus privé, mais publique, par le fait d’appartenir au programme de développement des nations.
59L’importance du bien-être pour atteindre une santé globale ou holisitique ne se comprend que par opposition au paradigme épistémologique lié au corps hygiénisé. Il existe sous forme d’« œuvres » matérielles (les maisons que nous habitons, les outils que nous utilisons), mais aussi subjectives (les pensées, les sentiments, les autoperceptions, les relations et les actions que nous manifestons et que nous accomplissons). En tant que phénomène humain, le bien-être, « préoccupation publique et économique », est le cadre de la santé. Il est lié à la subjectivité humaine des societés et des individus, au fait que la perception du bien-être social, et personnel, aura une incidence d’une façon positive sur la parution de la maladie et la restauration de la santé. En ce sens, la santé globale ou le bien-être, c’est un point plus difficile à saisir, le « bien-être subjectif » n’est pas la même chose que la « santé du corps ». Le bien-être appartient à la sphère de la vie politique et économique (epimeleia) alors que la santé du corps est celle de la médecine et l’éthique (therapeia), c’est-à-dire des activités relatives à l’entretien de la vie. Mais le bien-être correspond aussi à la dimension du sens existentiel, à la perception de la propre vie de l’individu et de sa place dans la société. Le bien-être est considéré comme un cadre publique mais est aussi poursuivi par les individus. En ce sens, le bien-être est toujours antérieur à la santé, entre la dimension publique et la dimension privée de la condition humaine, il l’accueille à sa parution et à sa disparition.
60Finalement, ce que nous appelons ici l’avènement de la santé écologisée entraîne la disparition de la séparation entre la santé publique et la santé privée, le care étant devenu un principe éthique et l’éthique, devenue la seule et unique préoccupation commune. La théorie politique et économique contemporaine met en évidence la nécessité des stratégies et d’interventions en matière de santé à caractère systémique. Ce qui compte pour la santé écologisée, selon les éthiques du care, ce n’est pas l’énergie ni le rythme des activités de soin, mais les barrières qui entournent les relations entre le « récepteur du soin » et le « donneur du soin ». Ne pouvons-nous pas penser que l’intuition de la fragilité, de la vulnérabilité extrême de l’intimité, seraient conséquentes d’une hégémonie de la santé publique ? Le brouillage entre public et privé est général dans les rangs des professions liées à la santé, l’éducation et le social (infirmiers, professeurs, travailleurs sociaux), qui consciemment ou inconsciemment accompagnent une disparition des manifestations et des besoins particuliers, et parfois se livrent à des agressions délibérées, de véritables passages à l’acte tout à fait anti-éthiques, inversant les rapports de protection en matière de santé entre l’institution collective et le sujet individuel. Alors que, dans l’ordre politique traditionnel, c’est le verbe qui se fait chair, c’est la loi qui organise la vie, dans le monde du care, c’est la chair qui se fait verbe, et le vivant concret inspire les lois. Ce sont aussi celles dont la pratique requiert de se demander sans cesse ce que soigner veut dire et comment soigner justement.
Conclusions
61Notre siècle a totalement transformé le statut de l’être humain ; il vit dans un monde où le progrès technologique prend de plus en plus d’importance, où l’économique s’impose sans possibilité d’écart ou de fuite. Ce monde est également celui des préoccupations en matière de santé et bien-être, du progrès médical. Nous commençons ici à poser les bases d’une réflexion qui permettra, peut-être, de se donner les moyens d’éviter les dérapages sociaux aveugles vers les inégalités, en comprenant en profondeur la dimension de l’hominens curans. Pour cela, nous proposons un schéma modifié de celui proposé par Hannah Arendt, dans la Condition de l’homme moderne (61). Aux trois dimensions établies par Arendt : labeur, action et travail, nous proposons, respectivement, trois activités : le soin, l’éducation et le souci des autres, car celles-ci nous permettent de mieux comprendre la vie humaine et l’activité médicale, entre autres.
62Nous soutenons avec Tronto qu’une alternative à l’homme moderne conçu comme « animal laborans » est possible. Face à une conception anthropologique où l’homme n’est uni ni au monde ni aux autres hommes, seul avec son corps, aux impératifs brutaux du monde du travail. Face à l’isolation et à la rupture de la communauté qui a également pour conséquence de modifier le sens de la santé et de l’éducation, nous proposons une autre anthropologie à caractère relationnel. Le monde contemporain apparaît ainsi à nos yeux comme celui de « l’hominens curans », où tout se reconfigure en fonction des choix et met en relief la valeur de la relation humaine et de l’interdépendance. Dans cette revalorisation de l’action du monde et de la nature, l’homme contemporain est voué à admettre que seulement les moyens déterminés sont bons pour poursuivre une fin définie. Or, la santé, qui pense le domaine de la médecine et de l’éducation en termes de fins et de moyens conduit à relier les choix aux moyens.
63La condition de l’homme contemporain modifie le sens de la santé. En effet, le remplacement de l’action par l’œuvre fait désormais considérer la santé comme la garantie du bien-être hors de sa sphère, ce qui signifie le dépérissement du domaine public. Par conséquent, l’espace privé s’hypertrophie et installe l’empire de la nécessité, qui érige le travail en valeur suprême. Or, pour nous, cette omniprésence de la santé relie l’individu au monde, le corps à l’altérité.
Conflits d’intérêts
64Les auteures déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt.
Remerciements
Les auteurs remercient leurs institutions respectives permettant une ouverture et l’élaboration d’un travail commun.Les modèles conceptuels de l’éducation et de la santé
Modèle biomédical, médical ou organique | Modèle social | Modèle global, bio-psycho-social ou holistique |
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Présente une conception organique de la santé. Conception qui oppose santé et maladie : conception dite négative. Est né avec la médicine triomphante du XIXème siècle : associer un micro-organisme à une maladie. La santé définie par une absence de maladie (référence principale à la maladie). Etre humain placé sur un axe santé-maladie-mort : « la santé c’est la vie dans le silence des organes » (René Leriche, chirurgien et physiologiste français, 1937). Tendance à appréhender le sujet comme une somme d’organes. Prédominance du curatif et préservation de l’intégrité corporelle. Mort : échec thérapeutique. Niveau d’exigence en santé lié aux progrès de la médecine. | Après la Seconde Guerre mondiale : pratiquer un traitement social de la maladie et du handicap. Définition OMS 1946 (art. 1) la santé est un « état complet de bien-être physique, mental et social et pas seulement l’absence de maladie et d’infirmité ». Ere de la socialisation du handicap et de la maladie. Sécurité sociale et des prises en charge. Santé par rapport aux inégalités sociales : penser la démocratisation en santé et accès à tous aux soins et aux précautions de santé. | Santé positive et état d’équilibre. Vision holistique prenant individu dans sa globalité physique-psychique-social. OMS 1982 capacité d’adaptation du sujet : plus dynamique : adaptation à environnement sans cesse en évolution : sujet acteur de sa santé. Charte d’Ottawa du 21 novembre 1986 la santé est vue comme un concept positif et une ressource de la vie quotidienne : « La santé est perçue comme une ressource de la vie quotidienne et non comme un but de la vie. C’est un droit fondamental de l’être humain. Il s’agit d’un concept positif mettant en valeur les ressources sociales et individuelles ainsi que les capacités physiques […] ». Notion de bien-être mise en avant, laissant place à la subjectivité. Au Canada « conception globale de la santé », reposant sur quatre éléments principaux : la biologie humaine, l’environnement, les habitudes de vie, l’organisation des soins de santé (cf. Marc Lalonde, ministre de la Santé nationale et du bien-être social, Nouvelle Perspective de la santé des Canadiens, avril 1974 Information Canada, Ottawa, 1975). Suppose de se baser sur des concepts nouveaux : les facteurs de risques : identifiés au niveau des comportements individuels et de l’environnement socio-économique. Peut y avoir prédominance normative : santé peut devenir totale et absolue : idéal à atteindre et d’enfermer le sujet dans l’individualisme (sujet acteur). Le patient devient un co-auteur, un co-évaluateur, un co-décideur de sa santé. |
Des modèles de l’éducation et de la santé à l’activité d’éducation thérapeutique (62).
Notes
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[1]
Nous considérons que le point de vue des biologistes et antropologues marxistes est limité. Le fait de définir l’être humain comme un hommo faber (« travailleur ») réduit la vie humaine à la seule dimension du travail et la fabrication d’objets et la pensée sont considérées comme fondamentales dans l’explication de la vie humaine, son origine et sa continuation. D’ailleurs, cette perspective ne contribue qu’à répliquer les inégalités sociales et n’amène jamais à trouver un point d’équilibre et de conciliation sociaux. Pourtant, les limitations de ces antropologies peuvent être surparsées du point de vue de « l’hominens curans » (« qui offre et reçoit des attentions et soins »). Les êtres humains sont donc à la fois récepteurs et donneurs de soins. L’expression ‘hominens curans’ a été prise d’un des travaux de Joan Tronto (2) mais nous l’employons ici dans un sens plus large en la dotant d’une réflexion anthropologique. Tous les êtres humains sont vulnérables et fragiles, notamment quand ils sont enfants, âgés ou malades. La vie humaine est fragile et les changements que la vie implique font du corps quelque chose de vulnérable. C’est pour cela que les êtres humains ont besoin du support et des soins des autres. Un nombre croissant d’auteurs, dont Tomasello (3,4,5) placent les pratiques de coopération au cœur du processus d’humanisation ; ou d’autres, dont Bermúdez de Castro (6), parlent de l’émergence de sentiment par rapport à l’apparition de l’humain. Selon ces auteurs, la fonction d’aide et de soins, qui serait à l’origine de la phylogénie humaine, aurait donné lieu au développement ultérieur de la pensée (7) par le biais d’un processus d’enculturation et d’éducation (8).
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[2]
Le care est un terme complexe comprenant plusieurs sens en anglais, qui ne sont pas toujours faciles à traduire dans les autres langues. Le care est à la fois une disposition et un ensemble d’actions qui peuvent être aussi identifiées avec des secteurs économiques (par exemple la santé publique), mais aussi un point de vue capable de changer virtuellement notre perspective sur n’importe quel domaine dans sa dimension ontologique, épistémologique, éthique et politique (2, p.31). En 1990, Berenice Fisher et Joan Tronto ont défini le care comme : « On the most general level, we suggest that caring be viewed as a species activity that includes evertything that we do to maintain, continue, and repair our ‘world’ so that we can live in it as well as possible. That world includes our bodies, ourselves, and our environment, all of which we seek to interweave in a complex, life-sustaining web » (« Dans le niveau le plus général, nous suggérons que le care peut être conçu comme une activité de l’espèce humaine comprenant tout ce qu’il faut faire pour soutenir, continuer et réparer notre ‘monde’ afin de pouvoir vivre le mieux possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tout ce qui nous permet de nous imbriquer dans la toile complexe de la vie » (9, p.40). Suivant les arguments de Tronto, le care nous offre une ontologie autre que celle qui part de l’idée d’un être humain rationnel. Ici, dans le care, le point de départ est l’idée que tout existe en relation à une autre chose, c’est-à-dire, que toutes les choses existent de façon interdépendante les unes des autres. La théorie du care part du principe que les gens deviennent autonomes et capables d’agir par eux-mêmes à travers un processus de croissance complexe, où ils sont en même temps interdépendants et transformés.
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[3]
Le terme paradigme implique l’idée d’un modèle à suivre, où la stabilisation et la normalisation y jouent un rôle important. Lorqu’un paradigme est établi, on entre dans un régime de « science normale », employant le terme de Thomas Kuhn. Selon Kuhn : « L’utilité d’un paradigme est de renseigner les scientifiques sur les entités que la nature contient ou ne contient pas et sur la façon dont elles se comportent. Ces renseignements fournissent une carte dont les détails seront élucidés par les travaux scientifiques plus avancés. En apprenant un paradigme, l’homme de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes et des critères de jugement, généralement en un mélange inextricable […]. Un paradigme détermine la légitimité des problèmes et aussi des solutions proposées » (11, p.155). Il faut préciser, avec Canguilhem (10, p.31), que ce paradigme appartient au domaine de la psychologie sociale.
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[4]
Arch. Départ. Nord D 615, Lettre de M. Dehau de Staplande, adressée au principal du collège de Lille M. Lepan, Bergues, le 3 octobre 1774.
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[5]
Description de la pratique d’inoculation par Tronchin dans l’Encyclopédie, cf. Article « inoculation » (17).
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[6]
Arch. Départ. Rhône. D 336, Mme Dumas Tabarié au principal du collège de Lyon, Montpellier, 7 juillet 1782.
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[7]
Arch. Départ. Rhône. D 326, Mme Degovodan à l’économe du collège de Lyon, Grenoble, 29 octobre 1783.
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[8]
Arch. Départ. Rhône. D 326, Mlle Gurgy Saint Gertrude à son cousin au collège de Lyon, Tonnerre, 24 juin 1784.
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[9]
Ordonnance royale de 1820, in. Mémoires de l’Académie Royale de Médecine, volume I, 1828, p.2, (23, pp. 93-94).
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[10]
Ibidem.
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[11]
Annales d’hygiène publique et de médecine légale, t. I, 1ére partie, Paris, Gabon, 1829, Prospectus, p. V, cité B. Lécuyer (23, p.100).
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[12]
En 1864, le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy met en place des commissions d’hygiène pour les lycées. Il rapproche dans ces commissions les hommes de l’Instruction publique et de la médecine. Duruy concrétise ainsi pour les établissements du secondaire l’inspection médicale demandée depuis les années 1830 par les hygiénistes.
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[13]
Instruction du 2 juillet 1866 par le ministre de l’instruction publique Duruy adressée aux recteurs relative à l’exécution du décret du 2 juillet 1866 concernant le régime des écoles normales primaires (30, p.375-382).
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[14]
La loi Croizat du 22 mai 1946 rend obligatoire l’assurance sociale pour tous et généralise le système de Sécurité sociale pour toute la population. Imposée d’abord aux salariés, la loi sera progressivement étendue à toutes les catégories de non salariés (25 % des Français en profitent en 1945, et une généralisation à tous en 1967).
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[16]
Voir aussi 46 et 47.